François Laruelle: “Je suis un collisionneur de concepts, pas un dialecticien”



À personnage hors du commun, format inhabituel : François Laruelle est un électron libre dans le champ universitaire. Le philosophe n’entre pas dans les clous de l’académie, friande de références et régie par le principe de non-contradiction. De cette dérogation à la règle, il a fait son parti et son crédo, un fil rouge sur lequel il marche en équilibriste. Si bien qu’il est fort ardu et hasardeux de le suivre dans ses acrobaties conceptuelles. Philosophie magazine s’y est essayé. François Laruelle nous a consacré du temps. Impossible pourtant de rendre cet univers retors sans faire un grand écart à la pédagogie et au travail d’élucidation, auxquels la rédaction se plie habituellement. L’entretien qui suit s’adresse donc aux lecteurs avertis, aux intrépides et aux curieux. Prêt à suivre François Laruelle sur le fil ?
François Laruelle a une vocation contrariée de musicien-compositeur à laquelle il a renoncé pour la philosophie. Mais elle le poursuit. Pas la musique au sens de Rousseau qui en parle comme d’une « science des sons capables d’affecter agréablement l’oreille ». Plutôt au sens de Beethoven, dans ses derniers quatuors, que l’on sent « en lutte avec le matériau, avec la thématique, avec les instruments » selon Pierre Boulez.

François Laruelle en 7 dates

  • 1937. Né le 22 août à Chavelot en Lorraine, d’origine franco-suisse. 
  • 1951. Obtient le Certificat d’études. 
  • 1957. Entrée à l’Ecole Normale d’Instituteurs de Paris. 
  • 1963. Agrégation de philosophie. 
  • 1975. Soutient sa thèse sous la direction de Paul Ricoeur: “Economie générale des effets d’être”. 
  • 1985. Nommé professeur à Paris X-Nanterre, invité à la Kingston University de Londres. 
  • 2014. Décade de Cerisy: “La philosophie non-standard de François Laruelle”.
Artiste de la pensée capable de construire des architectures conceptuelles complexes, il a mené une critique sans concession de la philosophie qu’il  veut défaire, sans la détruire complètement, de sa suffisance : il la traite comme on le ferait d’une matière première ou d’un matériau malléable. Un hérétique aux prises avec les autorités et les institutions, qui l’ont beaucoup malmené.
Son œuvre est immense. Et son parcours, à l’image de sa volonté farouche de s’affronter au roc de la métaphysique. Il a écrit quasiment sur tous les sujets. Des plus classiques – l’éthique, la mystique, l’esthétique, la démocratie –, aux plus excentriques – les victimes comme messies ordinaires, plus récemment le chaos quantique qu’il introduit dans la philosophie. Il a dialogué avec tous ses contemporains continentaux. Mais qu’a-t-il donc révolutionné ? Notre perception de la philosophie comme volonté de légiférer sur le réel, et notre regard sur les humains qui mettent cette suffisance en échec. François Laruelle est un Matrix. Un collisionneur à lui tout seul. Un déconstructeur quantique en même temps qu’un générateur de particules conceptuelles. Il a le don de s’installer dans le futur et d’en user comme un ultimatum pour le présent. Il a la réputation d’être difficile à lire ? Une nécessité pour s’extraire de son confort conceptuel et éprouver une violence apaisante d’où le nom de l’homme sort grandi. Enfin, c’est un philosophe « vraiment » et radicalement démocratique, il écrit pour le salut de tous. 

Vous êtes reconnu comme l’inventeur de la « non-philosophie ». Qu’entendez-vous par ce terme étrange ? 
François Laruelle : « Ne refermez pas trop vite le piège d’une présentation hâtive avec une simple formule. C’est vrai, j’ai introduit ce terme de “non-philosophie” au tournant des années 1980 mais je n’en suis pas l’inventeur et j’en ai d’ailleurs limité l’usage depuis.
La formule a été perçue comme une injure voire un matricide envers la philosophie. Elle courait pourtant déjà à l’époque de la grande philosophie allemande, entre Fichte et Hegel, et autour de Schelling. Elle servait de machine de guerre à tous ceux qui s’opposaient à l’idéalisme. Kierkegaard est le plus connu de ce type de penseurs, mais il y en eut bien d’autres. J’ai donné à la formule un sens plus positif et un nom plus recevable pour les anglo-saxons, celui de “philosophie non-standard”. Je veux croire que je suis un philosophe loyal, peut-être trop passionné.

Un philosophe loyal ?
Oui. J’ai beaucoup de mal à me définir comme “non-philosophe”. Mes objets d’études sont classiques : la métaphysique, l’éthique, la religion, l’art, la politique. J’ai commencé par travailler sur la philosophie contemporaine. J’ai donné des cours sur Heidegger, Nietzsche, Deleuze et Derrida. À partir de ce “quadrangle”, composé de ces quatre auteurs, j’ai creusé le thème de la différence.

« Je me suis détaché d’une vision trop grecque de la pensée, ce qui m’a conduit à entrer en lutte contre le “principe de philosophie suffisante” – mon grand adversaire »

Que vous a appris ce quadrangle ?
Ce long travail m’a fait comprendre comment s’exerçait la prétention de la philosophie à légiférer sur les humains, la puissance du “non” m’est apparue comme une limite qu’il a fallu travailler à rendre radicale. Or pour armer le “non” contre la philosophie, il faut faire appel à beaucoup de philosophie, d’où ce déluge conceptuel qui dévale de mes livres. Ce flux de matière philosophique tend un piège, le “non” est partiellement porté par la philosophie contre sa propre autorité. Dans mes mains, elle est devenue une arme autant qu’un adversaire. Lévinas aidant, je me suis détaché d’une vision trop grecque de la pensée, ce qui m’a conduit à entrer en lutte contre le “principe de philosophie suffisante” – mon grand adversaire – et à préciser ainsi mes critiques.

En quel sens faut-il entendre l’adjectif suffisant ? Une suffisance de caractère ? 
Plusieurs sens, mais certainement pas celui d’une typologie des caractères. Encore que... J’en vois au moins deux. D’abord le sens moral, soit la prétention inouïe des philosophes à légiférer sur le réel au-delà de la réalité, à dire ce qu’il est. Comme exploitation des humains, la philosophie fait aussi bien que le Capital !
Ensuite le sens scientifique : comment traduire par ce terme de non-philosophie un transfert des géométries non-euclidiennes dans le concept ? Je me suis intéressé à la science en ce qu’elle pouvait modéliser de la philosophie sans opérer un simple transfert métaphorique, tâche difficile. La science procède autrement que la philosophie, par une négation du donné capable de produire une extension ou une généralisation théorique inédite. En m’en inspirant, j’ai ajouté aux objets classiques de la philosophique tout un pan plus novateur, allant de la théorie quantique à la cosmologie, en passant par les fractales, la messianité et tout une galaxie tournant autour du trou noir de l’homme.

Que voulez-vous dire par « le trou noir de l’homme » ?  
Je conçois l’homme comme un trou d’inconnaissance philosophique ou de non-philosophie, qui aspire la nébuleuse des objets ou qui retient prisonnière la lumière du logos. Quant au philosophe, je l’imagine en collectionneur de disciplines plutôt qu’en homme d’une spécialité.
J’ai d’ailleurs porté cette disponibilité à sa forme la plus consciente, intense et systématique, au-delà même de l’encyclopédisme. Car j’ai la passion de l’“œuvre”. Voilà peut-être au fond mon invention principale : avoir fait une philo-fiction parallèle à la science-fiction, avec un matériau plus divers que le sien et une forme apparemment plus “sérieuse” que la littérature.

« J’ai établi au fil du temps un système-fiction, un kaléidoscope d’approches, de styles et de postures, brossant un paysage »

Votre recherche est sophistiquée… Le concept de non-philosophie n’est-il pas finalement une boutade sinon une insolence ? 
Oui [rires] pour l’insolence ! D’autres disent de la provocation ou du terrorisme, mais je suis habitué. J’accepte volontiers ces invectives : “philosophe-sans-philosophie”, “scientifique sans théorème”, “mystique sans Dieu”, “fidèle-sans-croyance”… Je dois ajouter “musicien-sans-musique”. Suis-je l’intégrale de mes échecs ?
Je refuse en revanche l’objection vulgaire d’échec. Car il y a un échec en philosophie bien plus profond qu’on ne l’imagine, ce que j’appelle le “générique”. Il fut un temps où je numérotais mes stades ou mes bifurcations, selon mes ruptures théoriques, jusqu’à ce que le tout devienne trop compliqué pour être encore maîtrisable. J’ai établi au fil du temps un système-fiction, un kaléidoscope d’approches, de styles et de postures, brossant un paysage, avec un côté océanique gonflé de vagues et de reflets, et un autre rempli de ciels et de nuages, de nébuleuses flottantes que j’aurai tenté vainement de mettre en ordre galactique. Entre les deux coulent tantôt des flux ruisselants de métaphores, tantôt des déluges de concepts poussés par le vent quantique.

C’est à y perdre pied ! 
Je le reconnais. Personne d’ailleurs ne se gêne pour me le dire, ni mes ennemis ni mes amis. C’est que beaucoup de torsions stratégiques sont nécessaires pour dérouter les poursuivants. Certains de mes lecteurs (enfin, de moins en moins) me trouvent contradictoire : on devrait être ou bien philosophe, ou bien non-philosophe. J’entends dire : “tu devrais faire un effort d’explication et de vulgarisation” !

Et pourquoi pas ?
La non-philosophie n’est pas de la pédagogie ni du journalisme, c’est une musique. Je propose une vision d’ensemble sans pouvoir entrer dans le détail micro-philosophique de particules conceptuelles irreprésentables. Distinguons plutôt une mélodie, rapsodie ou variations, autour de l’homme, et un contre-point de thèmes divers plus pointus.
Vous balayez d’un geste très nietzschéen les vieilleries de la tradition tout en conservant une exigence systématique peu commune… Voilà qui reste très déroutant !
Je construis un système mais il est fait de collisions. Il s’agit de conjuguer et produire des idées nouvelles telles qu’elles en détruisent d’autres. Je ne “critique” que mes maîtres les plus féconds. Ni Derrida ni Badiou ne l’ont compris en m’accusant de terrorisme alors que je résiste à la violence par la rage.
Je n’aurai jamais assez de reconnaissance pour cette femme d’essence grecque, ma Diotime à moi, Clémence Ramnoux, membre de mon jury de thèse, qui renvoya ses collègues, et ils étaient parmi les plus grands – Ricoeur, Henry, Levinas –, à leur incompréhension, en me révélant mon obsession profonde : “Vous avez voulu faire de la musique avec des concepts, ce fut pour moi une joie et une fureur”.

«  La création du monde est devenue dans la photographie un automatisme de répétition »

La musique, cette exception, je crois ? 
C’est le seul art que je reçois comme gnostique. Mais je n’ai rien écrit là-dessus. Sur la photographie, je me suis exprimé, en revanche. Je lui accorde la même dignité qu’à la philosophie qui est une photographie mentale développée. Inversement, la photographie est une philosophie plane ou écrasée, tombée sur terre et luttant durement avec les reliefs du monde. La première photographie a été faite par la philosophie comme appareil ou technologie. Le réel se découvre par un flash originaire qui illumine le cosmos et qui revient dans des technologies plus matérielles. Ce flash continue à briller et  a du mal à s’éteindre. La création du monde est devenue dans la photographie un automatisme de répétition.

Pourquoi n’avoir rien écrit sur la musique ?
Peut-être parce que j’écris toujours sous la perfusion musicale qui me maintient en vie, sans toutefois que je parvienne à dépasser l’écoute pour écrire musicalement comme je l’aurais aimé. Ce qui coule le plus régulièrement dans mes veines, c’est le sang sonore de la voix. La philosophie est-elle la plus belle des musiques ? Ce paradoxe socratique est ma croix.

Votre goût pour la « musique des concepts » n’a pas été bien compris.
Je n’ai pas cessé d’être l’objet de confusions et de ressemblances, même avec le Zen, Spinoza, Parménide, Marx et tant d’autres. Je finirais par croire que tous les noms de la philosophie, c’est moi !

Pourquoi êtes-vous parti en guerre contre presque toutes les philosophies ? 
Contre toutes les philosophies? Certes les médiatiques me désolent par leur débilité. En revanche, oui, je mène une lutte universelle contre le principe de suffisance philosophique. La non-philosophie est une aventure messianique, un montage et une mise au point de fusées conceptuelles envoyées dans l’espace abstrait de la théorie. Je fais de la philosophie ré-armée quantiquement une arme de défense stratégique contre les assauts de sa forme impériale. C’est de la science-fiction à la mesure de la technologie philosophique...

Qu’apporte la physique quantique à cette « défense stratégique » ?
Le tournant quantique est une découverte relativement tardive dans la non-philosophie, une nouvelle manière d’affecter la philosophie par une théorie scientifique et de rabattre sa suffisance. Ce modèle repose au moins sur deux piliers : un certain nombre de concepts simples mais tortueux qui tendent des pièges aux esprits philosophiques, et des calculs mathématiques interminables.

« Méfiez-vous cependant des objections de posture : on fait œuvre aussi avec ce que l’on est pas »

Mais…
Je vois déjà votre objection, “vous n’êtes pas plus physicien que mathématicien”. En effet ! Méfiez-vous cependant des objections de posture : on fait œuvre aussi avec ce que l’on est pas. Les équations m’échappent et je ne prétends pas entrer en rivalité avec les physiciens. En revanche je vois un modèle formalisable de pensée qui détruit les manières de penser newtonienne et du sens commun et permet de tenir la place variable que je cherche pour le “non”. Cette modélisation quantique de la philosophie implique la destruction des corpuscules conceptuels et leur fusion avec les ondes. J’ai essayé, non sans quelques approximations, de la faire fonctionner dans Philosophie non-standard. Générique, quantique, philo-fiction.

Vous prenez ces particules conceptuelles chez les uns et les autres, vous provoquez une collision, elles explosent, puis vous regardez ce qu’il se passe ? 
Je suis un collisionneur de concepts, pas un dialecticien. Il n’y aura rien pour récupérer les particules, même pas un corps-sans-organes, comme chez Deleuze. On ne peut pas connaître exactement en même temps deux propriétés d’un micro-objet. On ne peut assigner à l’homme de manière précise et définitive deux prédicats et en tirer une synthèse. On ne se tire pas d’affaire avec la physique quantique aussi facilement qu’avec la dialectique qui est très complaisante malgré son fameux “travail”.

Seriez-vous en fin de compte une sorte de mystique dévoyé par la physique quantique ?
Beaucoup de physiciens sont dévoyés par la mystique et inversement aussi. Je ne vois dans la physique quantique qu’un puissant instrument de pensée pour reformuler des obsessions intenses et en tirer des œuvres.

Votre dernier livre Christo-fiction paru en 2014, est sous-titré : « Les ruines d’Athènes et de Jérusalem ». Seriez-vous atteint du syndrome du refondateur ? 
Ça, oui ! Et même du “refondateur de ruines futures” si vous voulez. C’est la meilleure définition du philosophe. Je ne suis pas un pense-menu étroit ou haineux de la philosophie lorsque je dis qu’elle est le mythe de la fondation telle qu’elle existe dans ses ruines futures. Pourquoi philosopher si ce n’est pour refonder ce mythe ? J’ai déjà écrit que la Maison Philosophie s’enfonçait dans ses propres ruines. Ceci dit, si vous me croyez nihiliste voire pire, c’est que vous êtes plus simple que moi ou que je suis trop compliqué.

« Si vous me croyez nihiliste voire pire, c’est que vous êtes plus simple que moi ou que je suis trop compliqué »

En non-nihiliste, vous critiquez les discours victimaires. Sur quoi repose cette critique ? 
Je m’en suis expliqué dans mon livre Théorie générale des victimes. J’appelle “victime” qui est condamné deux fois en un seul jugement, dans la réalité et dans le concept. Il existe deux degrés de victimes, la victime de fait ou représentée, photographiée par exemple, mais surtout redoublée par la philosophie qui la réaffirme dans le concept et en fait une victime elle-même victimisante. Je suis horrifié par le mépris ouvert de la “grande” philosophie, et secret chez les intellectuels, pour les victimes et le discours “victimaire”.  La philosophie est une double peine, un doublet victimo-logique dont dérive sa forme “basse” comme lamento médiatique. Accompagnant ce doublet, il y a la victimologie scientifique qui prend en charge les blessés de toute nature. Et à l’intersection des deux branches du doublet, la victime victimisée, impossible à la représentation, saisie dans le moment où elle devient victime, éblouie par la mort ou saisie par la souffrance qui, plus encore que la fameuse angoisse existentielle, lui coupe la parole et interdit le lamento. Enfin il y a la “victime-en-personne”, la possibilité propre au seul être-humain plutôt aussi qu’à l’animal d’être persécuté dans son vécu même et pas seulement dans sa vie. Je distingue un vécu-sans-vie comme force faible de l’humain, force qui le rend accessible au double crime philosophique.

Votre affaire, c’est ce qu’on appelle le victimisme, jouer à la victime ?
C’est un peu plus compliqué. Joue-t-on à la victime si c’est pour à son tour être victime de ce jeu ? Le logos de la victime est très retors entre la science des victimes et la pleurnicherie philosophique, mais je ne peux me résoudre à parler cyniquement de discours “victimaire” comme Badiou au nom d’une “pensée forte”

Que reste-t-il chez vous des trois principaux concepts de la métaphysique, Dieu, l’âme, le monde ?
La première pensée qui me vient, est “Dieu est une invention inutile et dangereuse pour les humains”. Moins de crimes sont commis contre son nom qu’en son nom. Je lui oppose le Christ – voir Le Christ futur, une leçon d'hérésie et Christo-fiction. Les ruines d’Athènes et de Jérusalem. S’il existe un salut pour Dieu, il sera difficile à sauver. Et encore, il faudrait une non-théologie ! Je défais donc le doublet de Dieu et du Christ pour conserver le Christ auquel je fais subir de moindres outrages. Christ est une collision gréco-judaïque qui fait exploser l’histoire. Son message est un événement qui détruit le christianisme comme religion, en nous rendant désirables la promesse, le futur, le salut.

L’âme, qu’est-ce qu’elle devient ? 
C’est une projection : un petit dieu en l’homme, une affaire grecque. L’âme ? Je ne la considère que par son vécu mystique. La croyance ? Je lui préfère la foi. La théorie ? J’en fais une messianité laïque. L’écriture non-philosophique est ma manière de pratiquer mystique et fidélité messianique.

Et le monde, qu’est-ce qu’il devient ?  
Le monde, c’est le grand lieu, plus ou moins immanent mais en même temps ouvert, dans lequel nous pataugeons. Dans la Bible, c’est le péché. Pour les gnostiques que j’apprécie c’est l’enfer. Ils n’aiment pas beaucoup le monde et Dieu qui l’a créé. Pour certains mystiques, c’est le lieu où quelque chose appelé parfois l’âme, une petite lumière, a été jeté. Tout le problème est de récupérer cette étincelle, de la faire revenir en elle-même, de se sauver. Pour Heidegger c’est la facticité qui nous tient prisonniers dans l’être-au-monde. Pour Levinas, c’est ce qui nous attache à la biologie. Bref je préfère l’univers...

Vous disiez que l’âme était une illusion et maintenant qu’elle est jetée dans un monde incohérent et qu’il faut la sauver. 
J’utilise sur cette question de l’âme le registre mystique de Maître Eckhart et des russes, les “Glorificateurs du Nom”. L’âme réside en un lieu qui s’appelle le “réduit”. Il s’agit d’une étincelle ou, selon les gnostiques, de la perle de l’homme qui a été jeté dans le monde à la suite d’une saloperie divine. Vous voulez ma confession de foi ?

« La fidélité par la création, la foi par l’invention, la messianité par la découverte »

Un nouveau paradoxe ?
La passion messianique est avec l’amour terrestre mon évangile “non-chrétien”. Il repose sur deux tables, le non et le oui. La première : je pratique certaines forces de résistance, marxisme, gnose, hérésie, anti-philosophie. Je suis gnostique dans la rébellion, expert hérétique des bûchers symboliques et des condamnations académiques, schismatique dans l’honneur de la raison, non-philosophe dans l’amour paradoxal ou inconditionnel de la philosophie, fidèle dans la  compassion pour les victimes qui sont toujours n+1, enfin homme de foi dans le genre “non-croyant”.
La seconde table contient ce que vous attendez, l’aspect axiomatique et problématique de la philosophie non-standard, pas seulement des nuages, des vagues, de la musique, mais l’antidote à la suffisance philosophique, la messianité comme principe de toutes ces luttes. Je définis l’homme même “ordinaire” ou “générique” par un coefficient de messianité inévaluable par la seule philosophie et la seule religion séparées.
Alors quoi ? Ma réponse est extraordinairement mince. De ce messianisme rigoureux, d’une autre rigueur que celle du Dieu d’Israël dont je suis athée, j’ai cherché comme toujours la formule mathématique qui balance paradoxalement l’excès mortifère de la philosophie en l’“abaissant” ou  en la sous-déterminant. Ce coefficient de messianité est pour tous, pas seulement pour les “grands penseurs”. C’est un nombre complexe, il tient dans un symbole mathématique “racine carrée de -1...” Tant de promesses  avec de si petits moyens, on se croirait chez Leibniz ! Mais justement il faut savoir développer musicalement le motif : la fidélité par la création, la foi par l’invention, la messianité par la découverte.

Ce développement musical de la non-philosophie a eu les honneurs d’un Colloque de Cerisy, en septembre 2014. Que retenir de cet hommage ?
La décade de Cerisy fut une épreuve psychologique, une forme d’anticipation du jugement dernier, où il faut apprendre à supporter la banalisation de son nom. Où aussi je me suis senti réduit à l’état de père, heureusement trahi par mes enfants, immolé à cette discipline périssable et survivante qu’est la philosophie. Mon œuvre ne m’est plus maîtrisable, elle ne m’est plus destinée! Merci à tous les amis  venus de plusieurs continents, qui ont rendu possible cette décade, m’ont aidé et y ont participé.

Etre devenu une référence, voilà une ironie pour qui a fait vœu d’absence de référence et de déférence.
Certains de mes textes contiennent quelques collages, courtes parodies de textes célèbres dont la noblesse est avérée. Mais lisant peu, je cite encore moins, c’est vrai. Et c’est agaçant, j’en conviens. Mon parti-pris de l’absence de références, j’y tiens contre les vents de la médisance tellement elle est apte à enrager les académiques. J’ai fait une seule citation dans les cinq cent pages de thèse, une comptine d’enfants chantée par des petites filles, pour montrer au jury que je savais ce que c’était qu’une citation.
Je vais vous le prouver à nouveau en terminant cet entretien par une citation de Hans Jonas qui résonne comme un testament avec les nuances du désespoir qui me conviennent :“Ainsi prémuni à la fois contre l’espoir déraisonnable et la déception inévitable, je m’avance avec une certaine allégresse sur le terrain devenu désert, prêt à y rencontrer la métaphysique déjà si souvent déclarée morte, tant il vaut mieux se laisser guider par elle vers une nouvelle défaite que de ne plus entendre son chant”. »
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